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Annie Ernaux, première écrivaine française lauréate du prix Nobel de littérature, autrice notamment de Passion simple, L’événement, Les Années et Mémoire de fille, m’a gracieusement reçue chez elle, à Cergy, en novembre 2022, un peu plus de trois semaines après l’annonce faite par l’Académie suédoise. Cela a été une nouvelle occasion pour moi de recueillir ses propos sur sa pratique épistolaire et, cette fois, nous avons parlé de ses relations par lettre avec son lectorat.
Depuis la publication en 1974 de son premier livre, un roman d’inspiration autobiographique intitulé Les armoires vides—et surtout depuis La place (prix Renaudot), livre avec lequel elle s’est détachée de la fiction, la lauréate du Nobel a pu explorer à travers l’écriture ses propres expériences et celles d’autres femmes, de ses parents, des personnes oubliées de la société. Dans certains milieux, Ernaux est connue également pour sa volonté de correspondre avec ses lectrices et lecteurs. Comme l’autrice me l’explique au cours de la conversation qui suit, les lettres de son lectorat comptent beaucoup pour elle et au moins une relation passionnelle a commencé par une correspondance.
Ce qui suit est une version éditée et abrégée de notre conversation.
—Karin Schwerdtner
Dès la parution en 1994 de votre article « Lectures de Passion simple, vous affirmez que critiques et journalistes sont « incapables de rendre compte de la lecture réelle, de déterminer la place que le lecteur occupera dans le texte, de l’emploi qu’il fera de celui-ci. Le seul moyen pour un écrivain d’évaluer un peu cette lecture réelle, c’est de parler avec des lecteurs et surtout de recevoir et lire des lettres ». Les lettres, vous aidant à comprendre la réception de vos livres, ont alors pour vous une importance clé.
Quand vous dites « lettres personnelles, sensibles », pensez-vous à la manière dont les lectrices, les lecteurs, vont insister sur ce qui dans vos livres résonne pour eux ?
Ce terme de résonance est pertinent pour rendre compte de la mesure dans laquelle, chez les lecteurs, le livre a touché quelque chose de leur vie, de leur histoire. Les lettres qui font état de cette résonance constituent une sorte de fenêtre imprévue. Une fenêtre sur ce qui, dans un livre, peut faire écho au vécu ou au parcours du lecteur ou de la lectrice. Je m’aperçois de choses, par exemple, dont je ne pensais pas qu’elles étaient importantes. Toutes les lettres sont précieuses, je prends soin de les conserver, dans des cartons, souvent des boîtes à chaussures. Avant le Nobel, j’en étais à deux ou trois boîtes par an . . .
Gardez-vous également vos mails ?
Oui mais sans les imprimer. Parce que j’ai la même adresse électronique depuis des années, je peux trouver dans ma boîte les traces d’une correspondance suivie avec des personnes aujourd’hui disparues. Ces mails en particulier, je n’ai pas du tout envie de les supprimer.
Qu’il s’agisse de lettres ou de mails, les correspondances de lecteurs sont pour moi une preuve que les livres sont, existent pour d’autres que moi. Quand j’ai terminé un livre, que j’en sors, je ne sais pas ce qu’il est. Ce sont les lecteurs qui vont me le dire, d’une certaine manière. En elles-mêmes, les lettres manifestent matériellement que mes livres ont rencontré d’autres personnes, un public. Ainsi, garder ces preuves est important pour moi. Si je les donnais, comme font certains écrivains, à des bibliothèques ou des universités, ces lettres deviendraient autre chose—un sujet d’étude, par exemple. Autrement dit, elles perdraient ce qui était le lien avec moi, quelque chose de très affectif.
Les lecteurs sont-ils parfois disposés à se confier (à vous) par lettre ?
J’ai parfois l’impression que les lectrices, les lecteurs, m’écrivent des choses qu’ils n’arrivent pas à dire. On peut parler d’indicible, dans ce cas. L’indicible, je l’ai éprouvé, moi aussi. L’indicible, c’est tout ce que j’ai lâché dans mon premier livre, Les Armoires vides (la honte sociale, l’avortement clandestin) ; dans Mémoire de fille aussi. L’indicible, c’est peut-être surtout ne pas savoir comment écrire quelque chose. Pour moi, l’indicible est un problème d’écriture. Je pense à un lecteur qui m’envoie des lettres depuis plus de dix ans et qui a fini par me confier son secret, un secret terrible. Il a tout raconté dans une lettre. Dans son cas, il faut parler plutôt d’une censure intérieure. Car il m’a ensuite chargé d’écrire à sa place, ce que je n’aurais pas pu faire.
Ce n’est pas un cas isolé. Il me semble, en effet, que, citant—en la modifiant—une phrase d’André Breton : « les histoires des femmes et des hommes m’ont suivi[e] à la trace ». Je me souviens, l’été 76, j’écrivais mon deuxième livre [Ce qu’ils disent ou rien], j’étais seule en montagne, dans un studio. [Une] médecin-anesthésiste, qui avait pratiqué des avortements avec la méthode Karman quand c’était encore interdit, est venue me voir un dimanche avec son compagnon et sa fille. Elle m’a raconté beaucoup de choses de sa vie et m’a chargée d’écrire sa libération féministe. Je ne l’ai pas fait directement, mais j’ai pensé à elle avec douleur quand je venais de terminer La femme gelée et que j’ai appris son suicide [en 1980].
Dans un entretien avec Pierre-Louis Fort pour le très beau numéro de L’Herne à vous consacré, vous dites, en vous référant aux Années, avoir été surprise d’être allée « au bout d’une entreprise dont [vous étiez] persuadée qu’elle n’aurait pas de lecteurs et qui, à l’inverse, [vous] en a valu des milliers ». Et vous dites : « J’étais heureuse de cette appropriation vivante, collective ». Pourriez-vous un peu définir pour nous cette « appropriation vivante » ?
Cette formule rend compte de ce que disent souvent les lettres que je reçois : « Tout ce que vous écrivez, je le partage, je le ressens ». Par association d’idée, en offrant des pièces de mes archives, je les partage, pour ainsi dire. Quand, par exemple, l’éditrice de Retour à Yvetot a décidé de reprendre ce livre, j’y ai ajouté un avant-propos, et j’ai donné des extraits de mon journal. On y trouve des photos supplémentaires et des lettres que j’ai écrites à Marie-Claude, l’amie de jeunesse dont je parle dans Mémoire de fille. Ces lettres donnent une image de mon présent de l’époque. J’ai relu ce que j’avais écrit et j’ai dit que je n’en changerai pas un mot : c’était ce que je ressentais, c’est aussi ce que je ressens toujours.
Lorsque vous avez confié une centaine de lettres reçues à Anne Strasser, chercheuse s’intéressant à l’époque à la réception des Années et de Mémoire de fille, vous auriez précisé : « Quelquefois il s’agit de lecteurs fidèles mais il n’y a parmi eux aucun(e) ami(e) ou proche, ni écrivain(e), ni journaliste ou critique littéraire : si je puis dire, ce sont des lecteurs “lambda” ». Parliez-vous de celles et ceux qui vous lisent depuis longtemps ?
Les lecteurs fidèles, ce sont ceux qui m’écrivent depuis mes premiers livres. Il y a des lecteurs qui, aujourd’hui, sont en maison de retraite. Certains m’écrivent toujours. Parfois les enfants de personnes qui autrefois m’écrivaient prennent la relève ou me contactent après la mort de leur proche, ce qui est pour moi très émouvant.
Dans votre tout dernier livre Le jeune homme (2022), nous lisons : « Il y a cinq ans, j’ai passé une nuit malhabile avec un étudiant qui m’écrivait depuis un an [ . . . ] ». Déjà dans L’usage de la photo, avec Marc Marie, il est question d’une lettre, qui donne lieu à une rencontre. Quelle place, à votre avis, les lettres de lecteurs occupent-elles dans votre œuvre ?
La relation avec Marc Marie, aujourd’hui décédé (j’ai été avertie de son décès par la cardiologue qui le suivait et qui m’a écrit une lettre), est venue au moment où, les lettres me suffisant plus, je l’ai rencontré réellement. Notre relation a en effet commencé par une correspondance et elle s’est poursuivie durant tout le temps qu’elle a duré, sans doute parce que nous ne vivions pas ensemble ni dans la même ville.
Au moment environ de la parution de L’événement vous avez écrit : « Ce qui est assez frappant dans les lettres de femmes qui ont eu l’expérience d’un avortement, clandestin ou IVG, c’est qu’il s’agit toujours, pour elles aussi, d’un ‘événement’ dans leur propre vie. Mais, à la différence du courrier reçu lors de la publication de Passion simple [en 1991], les lettres s’en tiennent à la brève confidence. La confrontation de l’expérience personnelle avec le texte ne produit pas de récit individuel, ni de description, ne suscite pas d’écriture ». Cela serait-il changé maintenant ? Qu’en disent les lettres de femmes depuis quelques années ?
À la sortie du livre en 2000, les lettres de lectrices n’offraient pas de témoignages. Il y a eu un changement en vingt ans, peut-être à cause de #MeToo mais aussi du film qui en a été tiré et qui montre la réalité. Les femmes qui auraient été gênées de raconter leur histoire sont peut-être plus disposées à le faire.
Lors d’une conversation inédite qui remonte à 1992, vous auriez dit : « [Q]uand les gens [me] liront, je ne serai plus celle qui a écrit à ce moment-là, [ . . . ] le passé est pour moi une lettre morte ». Pour finir, pourriez-vous vous expliquer sur cette idée de lettre morte ?
Mon passé me semble une époque révolue, captée dans un film. J’ai l’impression d’avancer et de voir mon vécu tomber en images derrière moi, comme un palimpseste . . .
Cette impression revient dans Le jeune homme, où vous pensez ce que vous vivez avec ce jeune homme moins comme une répétition, une réduplication de votre passé, que comme une réécriture du passé : « [comme] un étrange et continuel palimpseste ».
Oui, comme une réécriture du passé. Même si je ne suis pas sûre que ce soit une bonne formule, j’ai effectivement l’impression de vivre mes livres et d’écrire ma vie. C’est ce que ressort de mon journal intime. Je ne publierai pas celui-ci de mon vivant mais je ne formulerai aucune interdiction le concernant, pas davantage à propos des brouillons de textes, papiers ou avant-textes, certains d’ailleurs sont déjà consultables à la Bibliothèque nationale de France. Dans mon journal intime, j’ai toujours tâché de rester dans ce qui m’a fait le commencer : simplement, la déposition de ce que je ressentais, sans perspective d’écrire un beau journal. Mon journal n’est pas le lieu non plus, comme pour certains, d’une sorte de réflexion morale, philosophique, intellectuelle. C’est la saisie du présent dans une posture de totale spontanéité.
On peut imaginer qu’aujourd’hui, depuis surtout votre Nobel, vous ne pouvez plus vous permettre ce genre de spontanéité totale dans vos correspondances électroniques ?
M’adressant à autrui, quel qu’il soit, dans une lettre ou un mail, je n’ai pas la liberté du journal intime. Je suis certains codes et le Nobel n’a rien changé. Sauf que, recevant beaucoup plus de mails, répondre est devenu davantage une activité chronophage et que j’ai tendance à répondre plus brièvement et plus tardivement. Cela dit, je n’aime pas laisser mes mails sans réponse. Constater aujourd’hui que je n’ai pas encore ouvert bon nombre des messages dans ma boîte me culpabilise.
Pour son aide précieuse dans la transcription de l’entretien audio, nous tenons à remercier très chaleureusement Jessica Novial.